IMAGINEZ : LOTERIE SOLAIRE par Lucas Sayous
Imaginez, au XXIIIe siècle, un dirigeant déchu organisant une conspiration afin de conserver son pouvoir. Certes, nous accordons à nos lecteurs que pour cela, pas besoin de beaucoup d’imagination, il suffit de regarder en arrière pour trouver des cas similaires. Mais reprenons. Imaginez vraiment un futur dans lequel l’élection au pouvoir suprême est décidée par les sauts d’une bouteille, le hasard décidant de tout. Imaginez qu’un dirigeant veuille tout de même forcer la main à la Fortune pour conserver sa place et finit, pour arriver à ses fins, par engager une équipe d’assassins dans le but de reprendre son dû à son successeur direct.
Dans Loterie Solaire, roman de science-fiction paru en 1955, l’Américain Philip K. Dick conte l’histoire de Ted Benteley, un travailleur banal qui se trouve embarqué dans une aventure aux côtés de Reese Verrick et son équipe. Ce dernier, désigné Meneur de Jeu dix ans auparavant par un saut de la bouteille, se trouve excédé par la nouvelle de son éviction. Toutefois, si la surprise est immense, il ne demeure pas sans défense. Au contraire, dans un élan de paranoïa l’homme avait prévu de quoi s’armer pour rester au sommet de l’échelle mondiale. Celui qui en fait les frais se nomme Leon Cartwright, un sexagénaire dont l’auteur nous conte également la version de l’histoire. Ancien membre d’une société religieuse, l’homme se retrouve à la tête du gouvernement sans avoir eu la moindre expérience politique. Conscient de la menace planant sur lui, il s’entoure de télépathes pour assurer sa sécurité. Ces derniers, mutants membres d’une même famille, sont chargés de défendre le Meneur de Jeu contre n’importe quelle menace d’assassinat alors que cette pratique est encadrée et régulée. Ainsi le récit suit la traque de Cartwright par les larbins de Verrick de la Terre à la Lune.
Dans un futur où l’humanité souffre d’un système politique mondiale décidé par le hasard, où les calculs statistiques deviennent aussi absurdes que les augures annonçant les sauts de la bouteille, le lecteur est amené à suivre les aventures de trois personnages principaux, différents les uns des autres, mais chez qui nous retrouvons un sentiment commun : la révolte. Ainsi nous laissons le lecteur voir de lui-même par quels moyens Verrick chasse Cartwright, puis comment Benteley se positionne sur la question tandis que le vieil homme, lui, tente de s’échapper. Pour l’heure, de ce qui nous intéresse, voyons comment dans Loterie Solaire, l’auteur instille un sentiment de révolte dans le caractère de ses trois personnages principaux contre un système moins ludique qu’il n’y paraît.
Le suzerain Verrick et son vassal Benteley
La description physique de Reese Verrick pourrait faire penser à la figure courante du seigneur Normand avec sa grande taille, sa vigueur et ses cheveux longs. A cela s’ajoute, pour étayer l’idée, la soif de pouvoir et la brutalité de l’homme. Un vrai Ragnar en somme. Cependant, le vrai rapprochement que l’on puisse constater réside dans la philosophie qu’il incarne. Verrick pose effectivement un problème déjà énoncé il y a un peu plus de mille ans dans l’Europe médiévale lorsque s’instaurait pas à pas la féodalité et ses principes. Révolté par un monde où le hasard a laissé un corps civique exsangue, dénué d’intérêt pour la vie politique et rempli de superstitions, le Meneur de Jeu déchu prend le contre-pied de ce système en reprenant les codes que les pratiques médiévales avaient posé. Désormais les hommes ne seraient pas tenus de prêter serment à une entité abstraite mais plutôt à un individu. En effet, selon Verrick, le fondement de chaque société humaine se situerait dans un principe moral universel : la loyauté. La relation codifiée entre le suzerain et son vassal serait donc plus juste, voire plus efficace que ce qui est proposé par le système de la bouteille du fait de cette confiance mutuelle. Ainsi cette révolte contre le hasard est persistante, se montrant tout au long du récit, notamment lorsque Verrick sursaute en critiquant la collection d’amulettes d’une de ses sbires. Nous comprenons donc clairement que le Meneur de Jeu prend partie pour un gouvernement des plus forts, une sorte d’aristocratie fondée sur le tissage de réseaux de confiance. Par conséquent, Verrick ne se présente pas tant comme un tyran idiot mais plutôt comme un despote éclairé sachant formuler ses propres idées. Cependant, la façon de traiter avec ses « sujets » ne semble pas plaire à Benteley qui, quant à lui, pense au-dessus de tout cela.
Ted ne roulerait pas en Benteley
Ted Benteley ne voulait plus travailler pour le système des Collines. Ces grands centres industriels insérés dans un réseau mondial, où la recherche du gain écrase tout sur son passage, l’avaient mis à bout de force. La raison ? Un malaise qui s’apparente à une crise existentielle permanente, disons autrement une dépression même si le terme est sans doute fort. Ici aussi, la révolte retentit dans l’esprit tourmenté d’un personnage de Philip Dick comme ce peut être le cas dans Les robots rêvent-ils de moutons électriques ?. Dans ce roman plus connu pour avoir été adapté au cinéma sous le nom de Blade Runner, Rick Deckard se demande quelle limite poser pour définir l’humain. En ce qui concerne Ted Benteley l’humain s’insère dans une société injuste et méritant d’être rebâtie à la force de ses bras. De nouveau, il est question de venir à bout des problèmes posés par le système mis en place. Si selon lui le hasard et la théorie des jeux sont en partie responsables des maux de ce monde, ajoutons que le plus révoltant réside dans les conséquences morales et politiques qui en découlent. Désormais une grande partie de l’humanité est exclue car ne possédant pas de carte pour jouer. Ainsi des millions d’hommes et de femmes se retrouvent sans aucune possibilité d’accéder à des biens que l’on ne gagne plus qu’aux jeux, si ces marchandises ne prennent pas finalement la forme de fonctions politiques comme celle de Meneur de Jeu. Face à cette déclassification d’une grande partie de l’humanité, comme cela pouvait être le cas pour les Afro-américain quand Dick écrivit le roman, Ted Benteley est écoeuré par le confort matériel de ses amis. Prenant conscience de ce dégoût dont il ne peut se séparer, le personnage va jusqu’à penser qu’il est un psychopathe. Néanmoins, si sa révolte commence dès qu’il se rend compte de l’usurpation de son serment par Verrick, il ne demeure pas pour autant un hardant défenseur du gouvernement mondial tel qu’il se présente. A croire qu’il recherche une troisième voie, comme il le laisse entendre à de multiples reprises lorsqu’il dit vouloir quelque de chose de plus grand. Cependant, sous quelle forme pourrait se présenter la solution à son problème ? Sans doute la réponse réside-t-elle dans la spiritualité.
La découverte du Nouveau Monde.
Des hommes et des femmes déclassifiés, que l’on nomme sobrement des inks, se retrouvent dans une petite société religieuse dont Leon Cartwright fait partie : les Prestonites. En effet, Cartwright, lui aussi révolté par les conséquences du jeu de la bouteille, incarne une autre forme de révolte, celle-ci moins brutale que celle de Verrick ou moins existentielle que celle de Benteley. Le vieil homme représente quant à lui une forme de sagesse doublée par celle d’un homme encore plus sage en la personne de John Preston, le soi-disant prophète à l’origine de la secte. Cartwright entretient de l’espoir dans l’entreprise de sa société car, au début du récit, une expédition comptant des déclassés, voire des marginaux, se rend vers les confins du système solaire à la recherche d’une planète que l’on pourrait assimiler à un nouvel Eden encore mystérieux. Pendant qu’il est traqué comme une proie devant les yeux ébahis de millions de téléspectateurs, Cartwright suit avec attention la progression du vaisseau dans l’espoir de voir ses souhaits se réaliser. Ainsi un second récit vient se greffer à l’intrigue principale, ouvrant vers la fin sur cette troisième voie que nous avons évoqué et apportant une éventuelle solution aux questions et malaises de chacun.
Dernières remarques :
De toute évidence, il n’est pas aisé de résumer un roman de Philip K. Dick tant il y a de choses à dire à son sujet. Nous invitons donc le lecteur à se plonger dans le roman et ne pas hésiter à relire certains passage afin de mieux les saisir. L’avantage étant que l’écriture est limpide il demeure que les réflexions sont parfois complexes. Philip K. Dick était un auteur prolifique et tourné vers une science-fiction plutôt « spéculative » qui lui donna droit après sa mort à un statut quasi-prophétique, en raison de ses réflexions sur le rapport politique à la science.